Chapitre 35
— Que voulez-vous savoir en premier lieu ? demanda Dantalian. Où se trouve l’amulette ? Ou bien où la nixe croit qu’elle se trouve ?
— Pas si vite, dit Trsiel. Cette amulette, si par hasard elle met la main dessus, est-ce qu’elle va fonctionner ?
— Évidemment. Je l’ai conçue…
— Je voulais dire : est-ce qu’elle va fonctionner pour elle ?
— Pour toute personne qui possède du sang de démon.
— Et si elle échoue à la trouver, existe-t-il un autre moyen qui lui permettrait d’atteindre son but et de prendre forme humaine ? Un rite ou un objet mystique qu’elle puisse utiliser ? La première fois qu’elle a franchi les dimensions, elle a recouru à un sortilège de sorcière…
— Qui ne fonctionnera plus, le coupai-je, sinon elle s’en serait servie depuis longtemps. Sans doute un effet secondaire de sa nature actuelle de fantôme.
— Oui, répondit Dantalian. En tant que spectre, elle est limitée aux méthodes de possession des fantômes. Sans l’amulette, elle ne pourrait recourir qu’à la possession spirituelle intégrale.
Je hochai la tête.
— Et tout nécromancien assez puissant pour la pratiquer est aussi assez intelligent pour ne pas le faire. Donc, il ne lui reste que l’amulette. Parfait. Il faudrait qu’on parte à sa recherche… (J’hésitai.) Non, la nixe est notre cible prioritaire. Si on la trouve, on n’a plus à s’inquiéter qu’elle découvre l’amulette ou un autre moyen de sauter d’une dimension à l’autre. On va la trouver, et ensuite… (Je m’armai de courage car, bien que sachant ce que je devais dire, je dus m’obliger à prononcer ces mots.) Et ensuite, Trsiel pourra prendre cette amulette et la cacher en lieu sûr. Je… nous n’en avons pas besoin.
Je sentais le regard de Kristof braqué sur moi. Je ne le regardai pas mais je savais que, si je le faisais, j’y lirais non pas du soulagement mais du scepticisme, tandis qu’il étudierait mon visage et mon intonation pour chercher à décider si je disais la vérité ou simplement ce qu’il voulait entendre. Je ne le savais pas trop moi-même.
— Bon, dis-je en me tournant vers le démon – ou dans sa direction générale. Où est la nixe ?
— Je l’ai envoyée dans un bâtiment qui accueillait autrefois un demi-million de parchemins dont on dit qu’ils ont nourri le feu des bains publics ; mille années de savoir détruits pour garder l’eau du bain chaude. Et on se demande pourquoi les humains…
— La grande bibliothèque d’Alexandrie.
Son rire se répandit dans toute la pièce comme le souffle d’un haut-fourneau.
— Vous êtes réactive. Et c’est bien là que vous allez trouver votre nixe, dans la Grande bibliothèque du monde des esprits, en train de chercher furieusement mon amulette au milieu de ce demi-million de parchemins.
— Et l’amulette ? demandai-je.
— Oh, elle est plus proche. Beaucoup plus proche. Il y a un tunnel en dessous de Glamis, qui le relie au château Huntly. C’est…
— Une légende, dit Trsiel. Ce tunnel n’existe pas.
— Cette pièce non plus, mon cher ange bâtard. Le sortilège de votre mage me contraint à vous dire la vérité. Si j’affirme que l’amulette se trouve dans ce tunnel…
— C’est qu’elle s’y trouve, complétai-je. Mais si elle conduit à un autre château, j’imagine que ça fait une belle longueur de tunnel.
— Vingt-cinq kilomètres.
— Mouais. Vous voudriez bien être un peu plus précis ?
— Pas vraiment.
— Vous avez donné votre parole, insista Kristof.
Le soupir de Dantalian flotta autour de nous.
— En effet, et je vais la tenir. Mais elle m’a demandé si je voulais bien…
— Soyez plus précis, lui dis-je. S’il vous plaît.
— Elle se trouve dans une pièce, à l’intérieur d’un tiroir. Je ne peux pas me montrer plus précis. Il y a de nombreuses pièces là-bas. Quand je l’ai cachée, je n’ai pas eu le temps de tracer de carte. Si vous la cherchez, vous la trouverez.
Un rire étouffé flotta derrière nous. Un rire féminin.
— Merci, Dantalian, dit une voix aux intonations mélodieuses.
Je pivotai pour voir la nixe, dont le visage apparaissait à travers le mur, et qui nous avait écoutés depuis l’autre côté. Dantalian gronda. Trsiel leva vivement les mains tandis que le sort d’invocation de l’épée lui jaillissait aux lèvres. La nixe recula de l’autre côté. Kristof et moi, on se précipita tous deux depuis le couloir, avec Trsiel sur nos talons, mais la nixe avait disparu.
— En bas, dis-je à Trsiel. Vers le tunnel. Kris…
Nos regards se croisèrent.
— Vas-y, dit-il. Et sois prudente.
— Attends dans un endroit sûr.
— Promis.
Trsiel et moi, on dévala les marches de pierre quatre à quatre en direction du sous-sol, pour émerger dans…
— Une cafétéria ? dis-je. Ce sont les catacombes du château ?
— Ouais. Que serait un château sans cachot ?
Tout en parlant, on empruntait des directions opposées, chacun examinant un côté de la cafétéria. Aucune trace de la nixe.
— Toilettes, cuisine, vestiaire, dis-je en lisant les pancartes. « Par ici le tunnel », ce serait trop demander, hein ?
— Il n’y a pas de tunnel, répondit Trsiel tout en traversant la porte d’un placard. (L’instant d’après, il réapparut, parlant toujours.) C’était un canular. En 1939, le dernier propriétaire de Huntly, un certain colonel Paterson, a déclaré avoir découvert un tunnel qui reliait Glamis à Huntly en faisant des travaux de rénovation dans son château. On n’a jamais trouvé la moindre trace qui appuie ses déclarations.
— Et ça voudrait dire qu’elles sont fausses ? Qu’est-il arrivé à ce type, ce Paterson ?
— Il s’est noyé l’année suivante dans un accident de canotage.
— Aha, répondis-je tout en fourrant la tête dans un placard. Je flaire un complot. À qui appartient le château Huntly actuellement ?
— À l’État. C’est une prison.
— Et ils affirment qu’il n’y a aucun tunnel qui permette d’en sortir ? Très pratique. (Je regardai Trsiel.) Je sais que vous êtes persuadé que Dantalian a trouvé un moyen de nous mentir, mais faites-moi plaisir. Dans quelle direction se trouve Huntly ?
Il marqua une pause.
— Au nord.
Trsiel se dirigea vers ce côté de la pièce, mais je lui fis signe de revenir sur ses pas.
— Continuez à fouiller ces pièces, lui dis-je. Si on cherche le tunnel, elle aussi. Vous, cherchez-la. Je m’occupe du tunnel.
— N’allez nulle part…
— Sans vous. Je sais. Je n’en ai pas besoin. Ma vision aux rayons X, vous vous rappelez ?
Je me servis de mon pouvoir d’Aspicio tout le long du côté nord de la pièce et d’un petit couloir. Ça me prit vingt minutes de plus mais, quand je regardai à travers une section de maçonnerie, je vis enfin quelque chose d’autre qu’une masse compacte de terre ininterrompue de l’autre côté.
— Je l’ai, annonçai-je.
Il me prit la main.
— Je vous suis.
On traversa le mur et l’obscurité nous enveloppa. En recourant à ma vision, je le guidai à travers la terre jusque dans l’espace vide qui se trouvait au-delà. Au bout d’un moment, ma vision nocturne commença à faire effet et je distinguai un couloir de terre, qui ne devait pas dépasser le mètre vingt de largeur. Je fis un pas et me cognai le front contre une masse de terre.
— Ces Écossais du Moyen Âge… ils n’étaient pas très grands, hein ?
— Il semblerait que non, répondit Trsiel qui se baissa tout en me rejoignant. Et on dirait que c’est de moins en moins profond.
— Donc vous y voyez bien ?
Il hocha la tête.
— Ça veut dire qu’elle aussi ?
— Sans doute. C’est un pouvoir démoniaque assez répandu.
J’hésitai.
— Je suppose que son ouïe fonctionne tout aussi bien dans le noir.
Petit rire.
— Oui, nous ferions mieux de passer à la télépathie.
Je me baissai et me remis en marche. Quelques mètres plus loin, je raclai le plafond et me retrouvai aspergée de terre.
— Hmm, Trsiel ? demandai-je en formant ces mots mentalement. Pourquoi est-ce qu’on touche le plafond ?
Il se retourna vers moi, haussant les sourcils.
— Parce qu’on est grands ?
Je lui giflai le bras et lui fis signe de continuer à marcher.
— Je suis sérieuse. Pourquoi est-ce qu’on touche le plafond au lieu de le traverser ?
— Tiens, vous avez raison. Bizarre.
— Ce n’est pas la réponse que j’attendais.
— Eh bien… (Il regarda autour de lui.) Ce phénomène se produit parfois. C’est une distorsion interdimensionnelle dans la matière du temps et de l’espace.
— Vous n’en savez strictement rien, hein ?
— Non, mais ça sonnait bien quand ils le disaient dans Star Trek. Honnêtement, je ne peux pas vous l’expliquer. Mais je sais que ça se produit parfois. Soit ce tunnel a disparu dans le monde des vivants, ce qui explique qu’on ne l’ait jamais trouvé, soit il existe bel et bien, mais se trouve sous une influence démoniaque de quelque sorte.
— Ce qui expliquerait comment Dantalian, un démon dépourvu de forme physique, a pu ouvrir un tiroir et y laisser son amulette.
— Ouais. Je crois.
— Ça me va. Et à propos de cachettes, voici la première pièce.
Je lançai une boule lumineuse à l’intérieur. La pièce était remplie de bric-à-brac – du genre que quelqu’un avait dû considérer comme méritant d’être caché, mais qui ne consistait plus désormais qu’en des rebuts à peine dignes d’une brocante – tapis moisis, meubles de bois pourri, tableaux rongés par l’humidité, et bien d’autres encore.
— J’ai quatre mots à apprendre à la famille Glamis, marmonnai-je. « Espaces de rangement climatisés. » Et maintenant ? On cherche la nixe ou l’amulette ?
— On continue.
En moins d’un kilomètre de tunnel, on trouva deux autres pièces encombrées. Encore vingt-quatre kilomètres. Merde. Pas étonnant que Dantalian ne se rappelle pas où il avait planqué l’amulette.
Toutes ces pièces étaient remplies de meubles. Sachant que nous étions sur ses talons, la nixe avait dû les laisser de côté pour chercher des planques plus probables pour une amulette. Mais quand on veut cacher des bijoux, vaut-il mieux les ranger dans une pièce remplie d’autres trésors ? Ou les fourrer dans un tiroir de bureau ?
Quand je fis part de cette réflexion à Trsiel, il estima lui aussi que l’amulette pouvait très bien se trouver dans l’une de ces pièces remplies d’objets de déco. Comme nous savions que la nixe allait avancer, il n’y avait aucun mal à ce que je reste en arrière pour chercher l’amulette. Je commençai donc mes recherches tandis que Trsiel partait à la recherche de la nixe.
Dantalian disait avoir rangé l’amulette dans un tiroir. Ce qui me fournissait un point de départ. Certains tiroirs étaient tellement encombrés qu’ils n’avaient pas la place de s’ouvrir, et d’autres étaient coincés parce que le bois avait gonflé ou la ferraille rouillé. Je tirai une fois sur chacun mais, dès lors qu’ils résistaient, je ne perdais pas de temps à insister et me servais simplement de mes pouvoirs d’Aspicio pour regarder à l’intérieur.
Avec l’aide de ma boule lumineuse et de ma vision à rayons X, je fouillai la première pièce en une dizaine de minutes. Le seul tiroir qui n’était pas vide ne contenait que des vestiges de papiers froissés. Sans doute des lettres anciennes détaillant quelque liaison illicite impliquant la famille royale, ou les actes de quelque propriété mal acquise, désormais perdue à jamais pour l’Histoire.
Je me trouvais dans la quatrième pièce quand je jetai un coup d’œil à l’intérieur d’un tiroir coincé et vis enfin scintiller quelque chose d’argenté. Je tentai de mieux y regarder mais l’angle n’était pas le bon, et je ne réussis à voir que ce qui ressemblait à un morceau de chaîne. Je forçai sur le tiroir, mais il refusa de bouger. Calant les deux pieds contre l’avant du meuble, j’agrippai la poignée du tiroir, puis tirai de toutes mes forces… et m’étalai sur le dos, tenant la poignée cassée.
— Et merde, marmonnai-je.
Je regardai autour de moi, puis me dirigeai vers un lit démonté et tirai d’une tapisserie un crochet de suspension métallique. De retour au tiroir, j’introduisis le bout étroit du crochet dans l’interstice du haut. La barre était légèrement trop épaisse et il me fallut quelques efforts pour l’y enfoncer, mais je réussis enfin. Puis je déplaçai le crochet sur le côté, le saisis à deux mains et abattis violemment la barre. Le bois craqua. Le tiroir céda et je basculai en avant, me rattrapant avant de tomber. Je regardai derrière moi et vis le tiroir toujours en place – mais le panneau avant reposait à terre.
— Ça devrait faire l’affaire, murmurai-je.
Je plongeai la main dans le tiroir. Mes doigts se refermèrent sur un bout de métal. Je le tirai… et me retrouvai avec un simple bout de chaîne en main.
— Et merde ! (Je jetai la chaîne de l’autre côté de la pièce.) C’était bien la peine…
Je jurai de nouveau, pivotai sur mes talons pour quitter la pièce, puis m’arrêtai. Mieux valait ralentir pour m’assurer de bien regarder. Je retournai vers la commode, m’accroupis et scrutai les profondeurs obscures du tiroir cassé. Vide. Non – m’assurer d’avoir vraiment bien regardé.
J’abaissai ma boule lumineuse d’un geste de la main. Tandis qu’elle bougeait, sa lueur fit briller quelque chose tout au fond du tiroir. Je tendis la main. Mes doigts rencontrèrent le bord d’un disque fourré au fond du tiroir. Je longeai du bout du doigt un demi-cercle de métal frais. Le reste était coincé dans l’interstice entre la base du tiroir et le panneau du fond.
Résistant à l’envie de démolir le tiroir, je dégageai prudemment l’objet. Il se libéra enfin et le tiroir s’ouvrit brusquement. Je serrai le disque métallique dans ma main et le sortis. Il avait tout intérêt à ne pas être une vieille pièce sans valeur, sinon j’allais hurler assez fort pour faire accourir Trsiel et la nixe en même temps.
Je me redressai puis ouvris lentement la main. Dans ma paume reposait un objet qui ressemblait effectivement à une pièce sans valeur, un simple disque d’argent, avec des inscriptions le long du bord. Mais je n’eus même pas besoin de regarder l’inscription pour comprendre qu’il s’agissait de l’amulette. Je sentais son pouvoir palpiter contre ma paume.
Le pouvoir de transmigration. Celui de posséder un corps physique, d’occuper et de contrôler pleinement ce corps, d’exercer sa volonté sur le monde des vivants. C’était ce que je cherchais. J’étais une semi-démone. Je pouvais me servir de cette amulette. Je pouvais voir ma fille, être avec elle, lui parler, la toucher. La protéger.
Si j’avais eu l’amulette ce jour-là au foyer municipal, j’aurais pu la protéger au lieu d’être obligée de rester plantée là, impuissante.
Et qu’aurais-tu fait ? chuchota la voix de Kristof. Tu aurais bondi à l’intérieur de la personne la plus proche, sauté sur le trajet de la balle et tué ton hôte, pour découvrir que Savannah n’était même pas en danger ? Et comment t’assurer que tu sois là s’il se produit de nouveau quelque chose de ce genre ? Tu comptes la suivre partout, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme un chien de garde spectral, toujours sur ses talons ?
Je frissonnai. Je ne pouvais pas être là tout le temps. Je n’en avais pas envie. Je voulais…
Je serrai très fort l’amulette dans ma paume et fermai les yeux.
Je voulais vivre ma propre vie. Ici. Dans ce monde.
Les yeux toujours clos, j’appelai mentalement Trsiel. J’entendis presque aussitôt un bruit de pas étouffés dans le tunnel.
— Dieu merci, murmurai-je.
Je me ruai vers la porte. Je la franchis et vis une silhouette indistincte dans le couloir – trop petite et trop blonde pour appartenir à Trsiel. La nixe.